Marrakech Les Mille et Une Nuits de la jet-set
Je suis tombée par hasard sur cet article qui reflete encore aujourd'hui la réalité.
NATACHA TATU
Les Mille et Une Nuits de la jet-set
Le Nouvel Observateur, 26.04.2001
Une fiscalité de rêve, un train de vie de milliardaire, des plus-values confortables : c'est le jackpot pour les nouveaux « colons » de la médina. Dans la rue, c'est toujours la misère...
Eh, madame, tu veux acheter la maison ? J'en connais au moins 10 à vendre, tu sais ! »... Le gamin ne plaisante pas : derrière sa belle porte en bois sculptée, ce riad, du nom de ces maisons traditionnelles organisées autour d'un patio, est bel et bien à vendre. Repliée dans une petite pièce à l'étage, la famille qui l'habite se dit prête à plier bagage pour 800 000 dirhams, environ 600 000 francs. « L'an dernier, elle t'aurait coûté même pas la moitié, dit Ahmed. Alors dépêche-toi ! Demain, elle vaudra 1 million... » Dans sa soupente, ce jeune Marocain a accroché une pancarte d'« agent immobilier ». C'est un créneau porteur en ce moment.
« Toute la médina est à vendre », lance Jacqueline Fouassac, une décoratrice en vue de Marrakech. Cette élégante sexagénaire, installée ici depuis plus de trente ans, s'occupe de trouver, de rénover et de décorer les maisons des « beautiful people », stars de la politique, des arts ou des affaires, qui se sont pris de passion pour le charme oriental des riads. Elle ne manque pas de clients : toute la nomenklatura parisienne est là ! L'ancien ministre des Finances Dominique Strauss-Kahn a des visées sur un riad, situé juste en face de celui de Bernard-Henri Lévy, le couturier Jean-Paul Gaultier termine ses travaux, Karl Zéro en est encore au stade de la recherche, tandis que le metteur en scène Jacques Doillon ou l'ancien ministre Thierry de Beaucé font figure d'anciens. D'après l'étude d'un universitaire allemand, 600 Occidentaux, dont une bonne moitié de Français, seraient aujourd'hui installés dans la médina ! Industriels ou financiers, avocats ou médecins, artistes ou divas de la mode ont investi les remparts de la vieille ville. Les plus grands riads sont partis les premiers. Pour les autres, les prix s'envolent. On en trouvait encore à 300 000 francs il y a cinq ans. Ils en valent dix fois plus. Un grand palais qui coûtait 1 million de francs vaut aujourd'hui 1 million de dollars.
Ce boom délirant date d'un... reportage de « Capital », sur M6 ! Diffusé en août 1998, le magazine consacré au prix des maisons montrait quelques palais des Mille et Une Nuits à Marrakech et à Essaouira, acquis « au prix d'un deux-pièces à Paris ». La formule magique ! Dès le lendemain, la chasse aux trésors était lancée. Plus d'une centaine de maisons de la médina ont changé de propriétaire dans l'année ! Toujours avec la même formule : on achète, on retape et... on revend avec une confortable plus-value. Entre-temps, on est venu à peu près trois fois par an, mais on a confié les clés à un proche qui rentabilise l'opération en transformant les lieux en « chambres d'hôtes ». A certaines périodes, des ruelles entières sont investies par des Occidentaux. Dans certains quartiers, le seul Marocain encore sur place l'est « de volonté royale »...
La médina n'est pas seule touchée par cette fièvre acheteuse. Il n'y a plus un seul terrain de libre dans la Palmeraie voisine, où l'hectare se négocie pourtant à plus de 1 million de francs. Près du golf d'Amelkis, véritable ghetto de luxe clôturé et gardé, les derniers programmes immobiliers, à 4 millions de francs la maison, se sont vendus en quelques semaines. Ceux qui ont acheté il y a deux ans revendent en doublant la mise. « On a affaire à des gens incroyablement pressés. Ils préfèrent payer cash 2 millions de francs ce qu'ils pourraient avoir pour 1 million, à condition d'attendre un an que la construction soit terminée », affirme l'architecte Elie Moyal, qui a construit l'ancien palais de Tapie, revendu depuis à un industriel marocain. D'après lui, l'arrivée de l'euro, qui oblige à sortir l'argent des coffres, accélère le phénomène. La preuve : un certain nombre de transactions se font en... liquide.
Mais pas besoin d'aller chercher les escrocs ! Même pour les honnêtes gens, les raisons de s'installer à Marrakech ne manquent pas... Un cadre somptueux, au pied de l'Atlas, à deux heures trente de Paris, et 30 degrés toute l'année. Que demander de plus quand on a fait des plus-values en Bourse ? Trois golfs remarquables, disent les spécialistes. Des maisons superbes, pour l'instant encore deux fois moins chères que celles de la Côte d'Azur ou du Luberon. Une tranquillité assurée par une « police touristique », qui n'hésite pas à envoyer en prison n'importe quel Marocain dont aurait pu se plaindre un touriste. Ajoutez une fiscalité qui fait le bonheur de tous ceux, à commencer par les retraités, qui, en acquérant le statut de résidents permanents, voient leur taux d'imposition baisser de 30% en moyenne.
Enfin il y a le train de vie. Ah, le train de vie à Marrakech ! Celui qui à Neuilly hésitait à embaucher une femme de ménage à mi-temps s'offre ici une cuisinière, une bonne, un gardien et un jardinier. Ici le bourgeois parisien vit comme un prince. Quitte à se comporter comme un rustre. C'est ce petit industriel français qui, pour expliquer son amour de Marrakech, vocifère qu'ici au moins « on sait encore ce que c'est que la déférence »... Ou cet autre businessman qui se vante de payer sa cuisinière au-dessous du smic marocain, fixé à moins de 1 000 francs et qui, chaque fois qu'elle commet une erreur, lui retire 50 dirhams. Ou ce chef d'entreprise qui insulte sa bonne pour un thé à la menthe trop sucré et qui conclut, devant la gêne de ses invités : « Mais c'est comme ça qu'on leur parle ! »... Comment s'étonner, dès lors, que les Marrakchi, réputés pour leur tolérance et leur sens de l'humour, commencent à ne plus supporter ces petits Blancs !
« Quand le phénomène a commencé, il y a cinq, six ans, les étrangers qui s'installaient prenaient le temps de comprendre et de respecter leur environnement, affirme le directeur de Marrakech Riads, Abdellatif Aït Ben Abdallah, l'un des rares Marocains à s'être pris de passion pour ces maisons. Aujourd'hui, beaucoup se comportent comme de nouveaux colons. » Brigitte Perkins, créatrice de tissus installée depuis cinq ans au coeur de la médina, n'est pas plus tendre : « Ils viennent parce que c'est à la mode et qu'ils espèrent décrocher le jackpot. Mais ils n'ont pas un regard pour ceux qui les entourent. » Ce qu'ils savent en revanche, c'est où habitent les stars. Seront-ils voisins de Bernard-Henri Lévy ou d'Yves Saint Laurent ? Voilà la grande question. Avec l'espoir que Marrakech les rapprochera de ce monde inaccessible à Paris.
On peut rêver ! Ici comme ailleurs, la jet-set fuit les regards. Son engouement pour Marrakech ne date pas d'hier. Des décorateurs comme Bill Willis ou Jacqueline Fouassac ou des couturiers comme Yves Saint Laurent, installé dans la somptueuse villa Oasis des jardins Majorelle, donnent le coup d'envoi à la mode Marrakech dans les années 70. D'autres les rejoignent. La Ville rouge devient un passage obligé de la jet-set internationale, au même titre que Saint-Barth, dans les Antilles, ou Gstaad, en Suisse... Le prince Jean Poniatowski, ex-patron de « Vogue », s'installe dans la Palmeraie. Ira de Furstenberg, les Brandolini, les Agnelli deviennent des habitués des lieux. Les héritiers Hermès, Xavier et Patrick, ont chacun une maison, l'un dans la Palmeraie, l'autre dans la médina.. Il y a quatre ans, l'installation de Bernard-Henri Lévy dans le palais de la Zahia, une somptueuse demeure ayant appartenu à Alain Delon et à Mireille Darc, fait souffler le vent de la « branchitude » sur la vieille ville. La transaction se serait élevée à 11 millions de francs, dit la rumeur, qui rebondit comme un écho dans ce petit village où tout le monde s'épie et se copie. Le site est stratégique. Le roi fait construire son nouveau palais à 50 mètres.
En attendant, le tableau, vu de la terrasse de la Villa des Orangers voisine, est surréaliste. Ici, comme dans toute la médina, la plupart des maisons sont des taudis, où chaque chambre est occupée par une famille entière. Les égouts n'existent pas. La pauvreté saute à la gorge. Les salaires ? Un maalem, un maître artisan, extrêmement qualifié, gagne 60 francs par jour, une vannière, moins de 3 francs par heure. Certes, ces nouveaux habitants de Marrakech emploient de la main-d'oeuvre. Ils rénovent, et souvent à grands frais, des maisons qui tombaient en ruine, que les familles n'avaient pas les moyens d'entretenir. Mais le choc des cultures n'en reste pas moins frontal. Avec ses mendiants, ses éclopés, ses vendeurs de têtes de mouton et ses marabouts, la rue de BHL, boueuse à la moindre averse, est typique... « Tous ces gens qui arrivent là avec leurs grosses voitures, leurs équipages ; ces princes, ces courtisans, tous ces garçons poudrés... Est-ce bien raisonnable ? », s'interroge un fin connaisseur du Tout-Marrakech, qui se souvient encore du spectacle donné par les invités du prince Jean Poniatowski le jour du mariage de sa fille avec le chanteur Marc Lavoine, dans un palais privé de la médina. Les talons aiguilles s'embourbaient dans la ruelle transformée en cloaque par la pluie.
Les stars ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Dans le sillage de cette jet-set, on trouve l'armada des architectes, vrais ou faux, des parasites et des aigrefins, presque aussi nombreux que les mendiants de la ville ! « C'est à qui dépensera le plus dans la décoration de sa maison, à qui aura la plus belle maison, la meilleure cuisinière », ajoute un habitué des dîners en ville. Pour le moment, la maison d'un cadre dirigeant de L'Oréal détient la palme du bon goût. D'autres rivalisent dans le kitsch « nouveau riche », avec chèvre empaillée, peaux de bête, ou encore... installation d'ascenseurs pour monter à l'unique étage ! Les piscines et les Jacuzzi fleurissent sur les toits. Mais il y a plus grave : les nouveaux occupants n'hésitent pas à sortir les gros billets pour obtenir le droit de rehausser leurs maisons dans un périmètre où la hauteur est strictement limitée à 8,50 mètres. Tous parlent de la sensualité du lieu, des odeurs du marché, des épices... Mais sortent rarement de leur demeure, sinon pour jouer au golf. Peut-être un dîner au restaurant Yacout, un must, ou Au Comptoir, le dernier bar branché où l'on croise Daniela Lumbroso.
C'est dans les maisons qu'ont lieu les réceptions, des fêtes somptueuses dignes de Versailles... « Changement de décor, métamorphose des lieux... ici, tout ce qu'on imagine, on peut le faire. Il n'y a pas de rêves qui ne puissent être réalisés », affirme Moustapha Blaoui, antiquaire, et grand maître de festivités. Mais sa renommée arrive loin derrière celle d'Adolfo de Velasco : tout de blanc vêtu, panama et lunettes noires, le propriétaire de la galerie d'antiquités de l'hôtel de la Mamounia est la vraie locomotive de la vie mondaine marrakchi. Son « pied-à-terre », comme il dit, qui est en fait un palais extravagant bien connu des revues de décoration, reçoit toutes les célébrités de passage. Caroline de Monaco est à Marrakech ? Adolfo donne un dîner. Le frère de François Mitterrand est de passage ? Adolfo le reçoit. Celui qui n'a pas une invitation chaque soir ne fait pas partie du Tout-Marrakech. Une exception : le parfumeur Serge Lutens. Installé depuis plusieurs années dans le quartier de Derb El-Baroud, l'un des plus populaires de la médina, il vit en ermite, consacrant toute son énergie à la rénovation d'un ensemble de 15 riads, devenus d'autant plus mythiques que personne ne les a jamais visités. Une exception dans une ville où même les plus riches font commerce de leurs murs. Le sujet est tabou, mais le jackpot assuré. Une location d'un très beau riad peut coûter jusqu'à 10 000 francs la nuit. Cher ! Mais tellement plus excitant qu'un hôtel ! Betty Lagardère, la femme de l'homme d'affaires, vient ainsi de passer un mois dans le riad de Thierry de Beaucé. « Yves Saint Laurent est sans doute le seul à ne pas faire chambre d'hôte dans cette ville », affirme le patron de la Maison arabe que cette concurrence déloyale agace. Tout se passe discrètement, entre gens du même monde. Jet-set ou pas, à Marrakech comme ailleurs, business is business.