Des caribous au pays du couscous

Les tribus des Nantis

Publié le: 25-03-2009

A Rabat elle est accolée au pouvoir, à Casa elle est frondeuse par intermittence, la bourgeoisie marocaine n'est pas un groupe aux caractéristiques homogènes. Ses modes de consommation sont particulièrement codifiés. Qui sont nos riches ? Qu'achètent-ils ? Comment vivent-ils ?

Environ 20% des Marocains consomment 50% des richesses. C'est une étude réalisée sous l'égide du PNUD, reprise par la fondation Bertelsmann qui l'affirme. La fracture est terrible et rend compte spectaculairement du décalage dans les besoins de consommation entre les plus nantis et les plus pauvres des Marocains. Des nantis qui, pendant cinquante ans, ont bénéficié d'un système de rente qui a largement consolidé une accumulation continue de la richesse. « La bourgeoisie marocaine prend rarement des risques au sens vertueux du terme », affirme ce spécialiste.

C'est sa proximité avec le pouvoir, sa capacité à dompter toutes les formes d'autorité qui pérennise sa prospérité. Entre Rabat, siège de l'autorité, et Casablanca, les tensions traditionnelles seront réduites à la partie visible de l'iceberg lorsque la campagne d'assainissement en 1996 viendra consommer, définitivement, un divorce déjà amorcé. « C'est avec nos impôts que vous construisez vos villas sur la route des Zaërs », s'insurgea un capitaine de la CGEM. De quoi exacerber davantage les tensions entre un microcosme R'bati leurré, déconnecté par la proximité et l'ivresse du pouvoir.

Ce décalage explique partiellement les modes de consommation, plus flamboyant chez les Casablancais ou la grande bourgeoisie rurale. Plus discret et calqué sur le Palais pour la bourgeoisie R'batie. Avec l'ouverture économique forcée et la disparition progressive des situations de rente, le capitalisme casablancais devait fatalement prendre le pouvoir. Ce sont les héritiers plus décomplexés par rapport à l'autorité, plus ouverts sur le monde extérieur qui devaient entamer la mue de la bourgeoisie marocaine. Des héritiers dont l'ascension sociale obéit à un quasi-rituel extrêmement codifié.

De l'adolescence au mariage, jusqu'à la maturité, ils obéissent à des modes de consommation réglés comme du papier à musique. Vivant en tribu, en vase clos complètement déconnectés de la réalité sociale du pays, ils respectent à la lettre la règle du mimétisme, les signes extérieurs de richesses qui les consacrent comme partie intégrante de la tribu. Pour chaque étape de la vie, un objet indispensable viendra matérialiser l'appartenance ou non à tel ou tel clan.

Dès l'adolescence, ultra-protégés, animés par le sentiment largement véhiculé par les parents d'être privilégiés par le destin, ils se préparent naturellement à pérenniser une situation qui leur paraît immuable. Chaque objet acheté, chaque marque choisie, chaque séjour de vacances est une étape du rituel de sanctification du statut de privilégié. Dans les salons feutrés de Casablanca, l'exigence absolue des adolescents vis-à-vis de leurs parents concerne la star des consoles de jeux, tout juste débarquée dans les magasins européens, l'incontournable PSP, ou Play Station Portable.

Disponible depuis moins de six mois en Europe, elle trône, évidemment déjà en bonne place parmi les meilleures ventes de consoles dans le célèbre quartier de l'informel casablancais, Derb Ghallef. Pour l'instant, seule la version européenne existe et s'écoule comme des petits pains au prix de 3000 Dh l'unité, sans compter les 700 Dh à débourser par jeu. Une petite fortune qui ne semble pas gêner des ados fortunés, puisque la demande dépasserait largement l'offre selon un « revendeur » de la place.

Plus ces ados « exigeants » avancent dans l'âge, plus leurs codes évoluent et donc leurs incontournables également. Une fois au lycée, la différence se fait radicalement via la chose vestimentaire. Parmi les indémodables, la paire de mocassins Weston, qu'on achètera de préférence sur les Champs, à Paris. Plus les coloris et les genres diffèreront (cuir, daim, croco…), plus la cote dans le baromètre des stars du bahut sera élevée. A près de 3500 Dh la paire, la ligne de démarquage se trace très vite.

Sur les chaussures, viendront se greffer au gré des fluctuations de la mode, d'autres accessoires vestimentaires. L'inévitable jean sera actuellement de marque Diesel (1200 Dh en moyenne) ou ne sera pas, la montre sera signée Breitling (à partir de 15 000 Dh) ou ne sera qu'une breloque, et les hauts porteront la griffe Van Dutch sinon rien.

Pour accompagner tout cela et ravir les jeunes musicos, l'IPod est de mise, plus encore le dernier-né d'Apple, l' IPod Nano, au design plus fun, donc branché. Univers Digital à Casa avoue en écouler plus d'un millier par an, au prix moyen de 3500 Dh et la demande est loin de se tarir. Et des petites exigences du genre, nos ados à l'ascendance fortunée en ont des pelletées.

Leurs parents, quant à eux, habiteront soit à Hay Riyad à Rabat, soit dans le Triangle d'or casablancais, qui regroupe le quartier Gauthier, Massira Al Khadra et le must du must, Racine. Les prix dans ces endroits brûlants varieront généralement entre 9000 et 12 000 Dh/m2 pour le neuf, avec des pointes, rares, à 25 000 Dh/m2 pour le très haut standing. Les plus fortunés d'entre eux auront investi dans une résidence secondaire, soit au bord de la plage avec une préférence pour Bouznika quand des maisons seront disponibles, soit plus généralement à Marrakech, dans les Jardins de la Palmeraie. Là, les prix débutent à 1 million de Dh pour les appartements en duplex, 1,5 à 2 millions pour les plus grands, en attendant un jour d'avoir son chez soi dans le nouveau must de la résidence à Marrakech, au River Palm.

Tout en se regroupant dans ces « ghettos » de luxe, ils ne perdent pas le sens des affaires. Un voisinage trié sur le volet est une manière de valoriser cet investissement immobilier. Mais il n'y a pas que ce secteur qui les intéresse. Les quadras, lassés du brouhaha des salles de marchés ou du ronronnement des machines dans l'usine de papa se lancent souvent dans des projets « innovateurs », plus prosaïquement, les franchises de distribution. Les moins aventuriers d'entre eux laisseront à leurs femmes le soin d'investir ce créneau. Eux, préféreront plutôt mettre de l'argent à l'abri.

Les comptes dans les banques européennes se gonflent à chaque déplacement en Europe ou aux Etats-Unis. « L'argent des Marocains déposé à l'étranger est estimé aux alentours de 40 milliards de dollars, soit une année du produit intérieur brut du pays », confie ce banquier d'affaires. Et même dans ces pays, le réflexe d'investissement reste typiquement marocain. Un pied-à-terre est la première étape. En plus du fait que c'est une clé pour accéder à une nationalité étrangère très convoitée, cet investissement immobilier propulse dans le cercle assez fermé des propriétaires immobiliers dans les grandes capitales. Les plus huppés ne s'arrêtent pas à ce niveau.

L'investissement dans les bourses européennes fait monter d'un cran dans le rang social. Discuter de l'évolution du Dow Jones ou commenter les actions des patrons du CAC 40 devient le sujet de conversation dans les clubs cigares. La Bourse de Casablanca ne représente plus aucun intérêt. Sur cette corbeille, on se contente de jeter un coup d'œil furtif sur les « reporting » périodiques envoyés par le gestionnaire sous mandat du portefeuille de quelques dizaines de millions de dirhams. Et puis, il y a ces nouvelles tendances : les valeurs refuges. Surtout à ne pas confondre avec ce bon vieil or. La « Mdema » est plutôt l'apanage d'une bourgeoisie provinciale traditionaliste.

Pour la frange occidentalisée, les diamants griffés par de grandes maisons, certes toujours en vogue, sont détrônés par les objets d'art. Ces tableaux de maîtres aux prix mirobolants qui dominent les living des villas d'Anfa à Casa ou Bir Kacem à Rabat. Surtout que ce marché devient de plus en plus structuré. Les sociétés spécialisées dans l'expertise et la vente aux enchères de tableaux fleurissent. Une nouvelle niche dans laquelle se lancent volontairement les plus rusés de cette classe d'affaires, très habile pour transformer les tendances de leurs pairs en business lucratif. Car si être « bourge » est tout un art, un minimum de connaissance est tout de même indispensable.

Source : lejournal-hebdo.com



21/04/2009
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