Beaucoup plus qu'un long voyage
Texte paru dans La Presse, le 2 juin 2003
Tremblay, Jacinthe
LES GLOBE-TROTTERS du travail doivent apprendre à vivre avec le dépaysement et l'isolement. Mais attention: le choc culturel du retour est parfois encore plus grand.
Les Chinois ont adopté Michel Maeyens. En 1999, ce géologue à l'emploi de SNC-Lavalin recevait des mains du président de la République populaire de Chine le prestigieux Prix de l'amitié, décerné à 100 des 80 000 étrangers à l'oeuvre au pays.
L'automne dernier, il décidait pourtant de revenir vivre au Québec avec son épouse Ingrid. "Ici, c'est chez nous", dit ce Belge de 52 ans qui a travaillé dans près d'une quinzaine de pays.
Il fait partie de cette confrérie qui a choisi de quitter le métro-boulot-dodo pour aller travailler dans des pays en développement ou en émergence. Philippe Massé, lui, repart en juin pour Ouagadougou pour Oxfam-Québec. Paule Morin, directrice des ressources humaines et des communications de Développement International Desjardins, a travaillé en Tunisie, au Niger et au Sénégal. Vincent Morel, de la direction Afrique d'Oxfam-Québec, a oeuvré plusieurs années en République Centre Africaine et au Bénin.
Qu'ils aient contribué à l'érection de grands projets hydrauliques, comme Michel Maeyens, ou accompagné des femmes dans la création de coopératives de micro-crédit, comme Paule Morin, leurs témoignages se ressemblent.
Aptitudes
Paule Morin participe au recrutement chez Développement international Desjardins. Au-delà des compétences reliées directement à leurs fonctions, elle privilégie les candidats qui ont déjà vécu une ou des expériences d'adaptation. "Il leur sera plus facile de développer un nouveau réseau de contacts", dit-elle.
Autres qualités recherchées: le calme et le sens de l'humour. Elle déconseille également aux gens de partir pour fuir des problèmes personnels. "Les difficultés que nous connaissons ici sont multipliées par 10 à l'étranger, parce que l'environnement n'est pas sécurisant", précise-t-elle.
Vincent Morel, d'Oxfam-Québec, dit qu'il faut avoir une capacité d'écoute, d'observation et de la patience. "Il faut aussi être extrêmement débrouillard", dit-il. Il faut surtout être prêt à vivre éloigné de tout ce qui apporte la sécurité, c'est-à-dire la famille, les amis et les contacts professionnels.
Atterrir
Philippe Massé pense qu'un des mythes qu'il faut chasser avant de partir est de croire que l'on va dans ces pays pour "aider". "Il faut se dire que nous y allons aussi pour apprendre", insiste-t-il.
Dans les pays en développement ou en émergence, il faut revoir ses critères de performance et prévoir une période d'adaptation plus ou moins longue. Michel Maeyens, pourtant un habitué des déracinements, dit qu'il faut au moins de quatre à six mois pour se faire à la culture et à la façon de penser chinoise. "Après un ou deux ans, on finit par se sentir à l'aise", précise-t-il.
Vincent Morel connaît mieux l'Afrique. "Là-bas, nous nous retrouvons dans la peau d'un enfant de cinq ans qui doit apprendre à vivre en société.
"Il faut réapprendre des gestes aussi élémentaires qu'aller à la banque et faire le marché. Il faut enfin être prêt à faire partie de la minorité", prévient-il.
Les couples
Selon Paule Morin, le taux de séparation des couples expatriés est plus élevé, surtout si l'un des deux conjoints ne travaille pas ou n'a pas de projet personnel. "Si le départ n'est pas une décision véritablement commune, ou encore si le couple a déjà des difficultés, les risques de rupture sont grands", dit-elle.
Le couple Ingrid et Michel Maeyens a survécu à plus de 20 ans de déménagements. "Les clients étrangers ont la plupart du temps donné du travail à Ingrid", dit Michel. En Chine, par exemple, elle a enseigné l'anglais à l'université et a pu ainsi mettre sur pied son propre réseau professionnel.
Ingrid a également suivi des cours de peinture chinoise et entrepris, en 1998, l'écriture d'un livre racontant sa vie en Chine. Dans un des chapitres, elle raconte sa joie d'être considérée comme partie prenante de la communauté enseignante. "Pour eux, je ne suis plus seulement Mme Maeyens", écrit-elle.
Certains trouvent l'amour dans leur pays d'adoption temporaire. La copine de Philippe Massé est Burkinabée. Paule Morin a rencontré son mari, un Syrien né au Niger, pendant une mission au Sénégal.
Le travail à l'étranger peut également être une expérience extrêmement stimulante pour les enfants. "Ils peuvent fréquenter des écoles internationales et être très jeunes en contact avec d'autres cultures, notamment celles des autres représentants d'ONG et d'organismes ou entreprises internationales", note Vincent Morel. À l'adolescence, plusieurs jeunes souhaitent toutefois rentrer au pays.
Selon Paule Morin, ces constats s'appliquent tout autant pour les employés du secteur privé qu'aux coopérants des organismes non gouvernementaux. "La seule différence, ce sont les moyens dont ils disposent", dit-elle.
Le choc du retour
Pour Vincent Morel, le choc culturel peut être encore plus grand au retour. Une des grandes difficultés, pour ceux qui avaient quitté leur emploi, est de dénicher un nouveau travail. "Ceux qui sont partis pour de très longues périodes comme 10 ans ont généralement perdu leur réseau de contacts professionnels. De plus, les employeurs ne connaissent pas, et donc ne reconnaissent pas les acquis de cette expérience. Elle est souvent perçue comme un trou dans le CV", explique-t-il.
Certains employeurs croient aussi que ces travailleurs seront incapables de s'ajuster au rythme de travail nord-américain. "Un préjugé assez courant veut que nous ayons perdu le sens de la discipline et que le travail à l'étranger soit mollo. Rien n'est plus faux", dit Paule Morin.
En Chine, Michel Maeyens a maintes fois constaté qu'aux yeux de ses clients et collègues chinois, il était en service 24 heures sur 24, sept jours sur sept. "L'isolement amène souvent les coopérants à travailler sans arrêt", ajoute Vincent Morel.
Ceux qui dénichent un emploi doivent réapprendre à vivre dans un environnement de travail très compartimenté. À l'étranger, la polyvalence est de mise. Autre choc: le travail ici est assez... prévisible. "À l'étranger, nous vivons en accéléré. Nous faisons face à une multitude d'informations, de défis et de découvertes. C'est extrêmement stimulant d'un point de vue professionnel", dit Vincent Morel. Au retour, Paule Morin a même eu peur de s'ennuyer.
Il faut également reconstruire sa vie sociale. Philippe Massé a vécu une période de déstabilisation après deux années passées au Burkina Faso. "Une telle expérience nous change beaucoup et ce n'est qu'au retour qu'on le réalise. On voudrait que le monde autour de nous ait changé autant", témoigne-t-il. Après avoir travaillé pendant deux ans en Afrique sur des enjeux comme les droits de la personne, Philippe a trouvé, par exemple, bien anodins les scandales locaux étalés dans nos médias.
En rentrant au bercail, plusieurs souhaitent que leurs parents et amis s'intéressent à leur expérience. Ils sont souvent déçus. "On nous aborde souvent comme si on revenait d'un voyage en Floride", illustre Paule Morin.
Vincent Morel confirme cette frustration mais il croit par ailleurs que plusieurs coopérants sont un peu trop centrés sur eux-mêmes au retour. "Ils pensent qu'ils sont les seuls à avoir vécu des expériences importantes. Ils doivent eux aussi être à l'écoute des autres", insiste-t-il.
Repartir
Ingrid et Michel Maeyens veulent maintenant prendre racine pour vrai au Québec et profiter de leurs pied-à-terre à Montréal et dans les Laurentides. Ce qui n'exclut pas, pour Michel, de fréquents allers-retours en avion. Depuis octobre 2002, moment de sa rentrée officielle au Québec, il a effectué trois déplacements vers la Chine et il était à la Baie-James au moment de l'entrevue.
Philippe Massé, lui, repart au Burkina Faso ce mois-ci pour un contrat de deux ans avec Oxfam-Québec, après avoir déposé un mémoire de maîtrise sur l'utilisation d'Internet par les organisations de développement de ce pays. Reviendra-t-il vivre au Québec? Tout ce qu'il espère actuellement, c'est de retourner en Afrique le plus souvent possible.
Paule Morin et Vincent Morel sont maintenant installés au Québec. Ils voyagent également fréquemment à l'étranger. Aucun des deux n'exclut repartir à nouveau.
Dans l'intervalle, Paule Morin estime qu'elle demeurera pour toujours profondément marquée par son expérience. "J'ai appris à être conséquente et tolérante. J'ai développé une ouverture d'esprit et une certaine patience qui donne une chance aux autres et qui me permet de vivre plus sereinement", conclut-elle.