Les Marocains chantent sous la pluie
Ali n’en croit plus ses yeux. Il a plu. Pas des cordes, certes. Mais il a plu. Il n’en a pas fallu plus pour lui donner des raisons d’espérer. «Dieu merci», lâche ce veilleur de nuit, l’air pensif.
«Les rogations de la pluie ont donné leurs fruits», se félicite-t-il, en disant avoir répondu à l’appel lancé par le ministère des Habous pour accomplir la prière « Salat al Istisqua», vendredi 12 janvier 2007. Une prière de deux génuflexions (Raquaâte) accomplie en plein air plutôt qu’à la mosquée, pour rassembler le plus grand nombre de fidèles. Le retard des précipitations donne lieu à différentes interprétations. Pour certains gens, ce retard se veut l’expression d’une « colère divine ». Des islamistes illuminés n’ont pas hésité à surfer sur cette vague pour déverser leur « bile » sur des ministres en délicatesse avec la prière, qui seraient à l’origine de la sécheresse.
D’autres, moins portés sur la politique, l’ont attribuée à «la propagation préoccupante du péché». Ali fait partie de cette dernière catégorie. Pour lui, il y a sécheresse et sécheresse. La pire serait «la sécheresse des cœurs», avertit-il, catastrophé. Pour le reste, «Dieu est Grand», déclame-t-il, rappelant, à l’appui de son argumentaire, un verset coranique : «Et c’est Lui qui fait descendre la pluie après qu’on en a désespéré et répand Sa miséricorde». La pluie, interprétée sous cet angle suprasensible, est également présentée comme un élément «purificateur». Cette pluie aurait des effets thérapeutiques indéniables, elle est en passe de «purifier l’âme de ses péchés», croit Mohamed, la cinquantaine.
Un autre, l’air romantique, dit éprouver un sentiment de quiétude et de sérénité face au spectacle de la pluie qui tombe. C’est ce qui expliquerait sa préférence pour l’hiver, la saison la plus propice à la méditation, à l’imagination … Cela rejoint, en quelque sorte, la célèbre formule pascalienne selon laquelle le Nord, terre du froid et des pluies, se prêterait mieux que le Sud à la réflexion. Mais là est une autre question. Au-delà de ses attributs métaphysiques, dictés principalement par une peur de la vengeance divine, ce phénomène prend une forte connotation dans une société très dépendante de la pluie comme la nôtre. «Gouverner au Maroc, c’est pleuvoir», expression consacrée attribuée au Maréchal Lyautey, résume parfaitement notre rapport à la pluie. «Au Maroc, on peut ne pas croire aux politiques, mais on ne peut pas se passer de croire à la pluie», explique le sociologue Mohamed Ayadi. Mais voilà, «même notre politique s’établit en fonction des prévisions météorologiques», constate un universitaire, le ton un brin narquois.
En effet, la pluie est cruciale au développement de l’un des secteurs-clés de l’économie nationale, en l’occurrence l’agriculture. Si en amont, les aléas climatiques continuent de présider aux destinées de cette économie, il en va de même en aval. La pluie a des retombées directes sur le revenu de M. et Mme tout-le-monde. Ahmed, un paysan, a quitté sa terre dans la région des Doukkala, pour venir chercher un petit métier à Casablanca. «J’y suis venu parce qu’il n’y a plus d’eau pour irriguer mes champs. L’Etat s’est vu contraint de revoir à la baisse les quantités d’eau auxquelles on avait droit, tant et si bien qu’on ne pût nous en servir qu’une seule fois par mois», dit-t-il, impuissant. Comme Ahmed, ce sont des centaines de paysans qui ont quitté leurs terres pour s’installer en ville. Ce qui fait déjà agiter le spectre de l’augmentation de l’exode rural. Si le phénomène de la sécheresse se fait le plus ressentir à la campagne, ses effets néfastes ne manquent pas de rejaillir directement sur le niveau de vie des citadins. Comme le confirme ce citoyen, Noureddine, alarmé à l’hypothèse d’une nouvelle augmentation des prix des légumes et des fruits. Cette hypothèse est d’autant plus insupportable que bien des ménages ploient déjà sous le fardeau du loyer, des frais de transport et autres charges quotidiennes. «J’ai du mal à imaginer une éventualité pareille», déclare-il, en portant son index sur sa tempe comme pour chasser un mauvais sort. Les dernières précipitations, si insuffisantes soient-elles, n’inspirent pas moins d’optimisme chez le commun des mortels.
La pluie, il est vrai, a tardé à venir, ce qui veut dire qu’on est bien loin de la bonne récolte enregistrée l’an dernier, n’empêche. Elle n’en garde pas moins d’importance aux yeux des citoyens. La pluie bienfaitrice reste associée à tous les synonymes de fertilité et de beauté (verdure). Bref, à la vie. D’où l’attachement affectif des Marocains à la pluie. Pour nombre d’entre eux, l’existence tient énormément à la générosité du ciel. A sa clémence aussi. Les dernières pluies ont mis du baume au cœur des Marocains. Pourvu que ça dure…
Le 26-1-2007
Par : M’Hamed Hamrouch
Aujourd’hui le Maroc 2007.