Des caribous au pays du couscous

la classe moyenne au Maroc....?

Analyse. Introuvable classe moyenne

L’entrée du Maroc dans l’ère de la
consommation de masse n’implique
pas l’existence d’une classe
moyenne (AFP)
C'est bien connu, l'existence d'une classe moyenne est un indicateur majeur de développement. Au Maroc, après 50 ans d'indépendance, on peine toujours, indicateurs à l'appui, à en trouver une. Les Tunisiens, pendant ce temps…


Peut-on raisonnablement avancer qu'il existe une classe moyenne au Maroc, au-delà du leurre que peut constituer l'apparente entrée du pays dans l'ère de la consommation de masse ? S'il est difficile d'ignorer les avancées certaines en matière de consommation, peut-on en déduire toutefois que le pouvoir d'achat s'accroît ? Et que donc, une
classe moyenne qui consomme est en émergence au Maroc ?
En 1960, la classe moyenne urbaine était une réalité. L'administration recrutait à plein régime, et les salaires étaient plus ou moins en adéquation avec le coût de la vie. à titre indicatif, tout ou partie du corps enseignant avait accès à la propriété. Mais la politique s'en est mêlée. La classe moyenne instruite, suspecte de vouloir encadrer les classes les plus défavorisées, donc de chercher à générer des mouvements contestataires, a été littéralement laminée par les pouvoirs publics. Au lendemain des émeutes de Casablanca en 1965, consécutives à une réforme de l'enseignement qui visait déjà à limiter l'accès à l'école, Hassan II fit l'une de ses plus célèbres déclarations : “Il n'y a pas de danger plus grave pour l'état que celui d'un prétendu intellectuel. Il aurait mieux valu que vous soyez illettrés”. Le ton était donné...

La Tunisie, largement en avance

Néjib Bouderbala, sociologue tunisien établi depuis toujours au Maroc, est l'auteur d'un rapport intitulé : “La trajectoire du Maroc indépendant : une panne dans l'ascenseur social”. Le rapport s'essaye à démontrer comment deux pays, le Maroc et la Tunisie, à plusieurs égards comparables en 1956, ont connu des trajectoires totalement opposées. Pourtant, la promesse d'ascension sociale était construite, dans les deux pays, sur les mêmes leviers : promotion de la femme, modernisation du monde rural, maîtrise de l'urbanisation, accès à la formation… Le Maroc partait même avec un certain avantage : dans les années 50-60, le revenu annuel par tête y était de 180 dollars, contre 130 pour la Tunisie. Aujourd'hui, les indicateurs économiques et sociaux montrent des écarts surprenants entre les deux pays. En 2002, le revenu annuel par tête en Tunisie représentait quasiment le double du revenu annuel par tête au Maroc (2090 contre 1190 dollars). L'accès des Marocains à l'école, à la santé, à l'eau et à l'électricité, est également largement à la traîne. Notre taux de mortalité infantile est aussi deux fois supérieur à celui de la Tunisie. Mais si le système d'ascenseur social a fonctionné en Tunisie alors qu'il restait bloqué au Maroc, c'est aussi dû, pour beaucoup, aux circonstances politiques. Le régime Bourguiba était relativement libéral, alors qu'au Maroc, le pouvoir de Hassan II était en grande partie fondé sur le maintien des privilèges et de l'économie de rente. Le sentiment de citoyenneté, levier important de l'émergence d'une classe moyenne, n'a jamais pu se développer comme il aurait dû, au Maroc.
Autre levier capital de l'émergence d'une classe moyenne : l'éducation de masse. Au Maroc, un constat d'impose : d'un côté l'école a produit des cohortes de quasi-analphabètes (ou, comme le dit joliment la sociologue Fatima Mernissi, de “tout juste alphabétisés”) ; de l'autre, elle a produit des surdiplômés déçus de ne pas être accueillis à bras ouverts dans la fonction publique, et souvent inaptes à se faire une place dans le secteur privé. Les uns et les autres forment le gros, aujourd'hui, des groupes intégristes ou des candidats au “h'rig”. Telle qu'elle a été orientée, la politique d'éducation au Maroc n'a pas fonctionné comme un levier d'ascension sociale. Elle a, au contraire, détourné de la culture et poussé vers l'intolérance et/ou le rejet du pays.
Une étude exhaustive sur le pays de Shana Cohen, chercheur à l'université de Sheffield en Angleterre et intitulée “Searching for a different future” (“à la recherche d'un avenir différent”), démontre comment les réformes libérales imposées au Maroc au début des années 80 par le Plan d'Ajustement Structurel, ont conduit l'état à ignorer l'humain au profit des équilibres macro-économiques. Ce qui conduira à la stagnation et même à la régression de la classe moyenne, et verra le développement de l'emploi précaire et du chômage des jeunes diplômés. De 23,3% en 1990, cet indicateur est passé à 47,5% en 2000. L'étude, qui repose en grande partie sur des témoignages, démontre comment l'état, qui était perçu comme un recours, a progressivement commencé à être perçu comme un frein au bien-être. Qu'ils soient diplômés ou pas, il y a en général de plus en plus de demandeurs d'emploi au Maroc (leur nombre est appelé à augmenter de 50% entre 1990 et 2010), et de moins en moins de postes.
Par ailleurs, l'apparente modernisation du monde rural, avec le développement de petites bourgades accolées aux grandes régions agricoles, ne témoigne nullement, selon N. Bouderbala, de l'émergence d'une classe intermédiaire solide et pérenne. Ces villages et leurs habitants s'inscrivent plus dans une logique économique informelle, avec ses inévitables corollaires de contrebande et de blanchiment d'argent (surtout dans le Nord). De ce fait, les structures sociales qu'ils abritent restent fragiles et sans cesse menacées. Le monde rural reste très peuplé (45% de la population marocaine aujourd'hui) et 15% seulement de la population rurale n'est plus liée directement à la production agricole, et exerce plutôt dans les petits commerces. Sans oublier, évidemment le déficit criant du monde rural en matière d'infrastructures de base.

Un système fiscal pénalisant
Le système fiscal, de son côté, pénalise énormément les contribuables à revenu moyen (50 à 60000 DH /an) et contribue encore plus à accroître l'écart entre riches et pauvres. De fait, le système d'imposition en vigueur au Maroc inhibe l'extension d'une classe moyenne, pénalise la consommation et donc la croissance. Une croissance qui a stagné à 3,2% ces dix dernières années, pour un taux de pauvreté qui s'est accru, passant de 13 à 19% de la population - alors qu'à l'autre bout de l'échelle, 18% de la population accapare toujours plus de la moitié des ressources. Des salaires moyens très bas, donc, et un système bancaire qui ne permet pas l'émancipation des ménages par l'accès à un financement à taux raisonnable, contribuent à maintenir la population dans une logique de survie. Plus globalement, c'est l'absence d'une stratégie sociale globale susceptible de favoriser la mobilité sociale qui conduit à une stagnation des revenus. En Tunisie, une véritable dynamique sociale s'est mise en branle depuis l'indépendance. Les Tunisiens en cueillent les fruits aujourd'hui, avec des salaires moyens 2 à 3 fois plus élevés qu'au Maroc...
N'avons-nous donc pas de classe moyenne ? Si, selon l'économiste Driss Benali, mais seulement… deux mois par an, l'été, quand les MRE sont de retour au pays. En plus de disposer d'un pouvoir d'achat conséquent, ils n'ont aucun complexe à consommer marocain, et “permettent ponctuellement à l'économie du pays de fonctionner normalement”. Pour le reste de l'année...
Toutes les grandes nations ont entamé leur processus de développement sur le modèle de l'état-providence pourvoyeur de biens et d'emplois. Aujourd'hui, ce modèle est largement dépassé. Partout, des sociétés civiles efficaces et conscientes de leurs responsabilités ont pris le relais, l'état se contentant de garantir la justice sociale et de réguler l'économie. Ce n'est qu'en orientant sa politique publique dans ce sens que le Maroc pourra réamorcer le processus qui a capoté dans les années 70, et qui peut conduire à l'émergence de cette tant espérée classe moyenne.


24/04/2007
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